Une dizaine d’élèves de secondes et de premières Européennes et Internationales du lycée Senghor d’Évreux et leurs correspondants allemands de Darmstadt, encadrés de leurs professeurs, sont partis quelques jours, au printemps dernier, en Autriche, pour participer aux commémorations annuelles internationales de libération du camp de Mauthausen. Un voyage intense qu’aucun d’eux n’oubliera. Nous avons eu la chance de les accompagner.
À l’origine de ce voyage réalisé dans le cadre du projet Histoire partagée, Mémoires partagées* : Lucien Grillet, enseignant au lycée Senghor, Julie Mathieu, enseignante française au lycée Lio de Darmstadt, et Jean-Louis Roussel, vice-président du Comité international de Mauthausen, aidés de deux autres enseignants, Émilie Peckre, du lycée Senghor, et Philipp Metzner, du lycée Lio.
« Ce n’est pas un voyage scolaire à proprement parler, a souhaité préciser Yoann. Un voyage scolaire, on ne le choisit pas. Toute la classe se déplace et y a toujours une note à la fin. Pour Mauthausen, ça a été le choix de chacun d’entre nous et nous avons eu la liberté de choisir comment nous participerions aux cérémonies. C’est un travail personnel et collectif qu’on a fait à notre manière. »
Lucien Grillet, professeur d’histoire géographie, a lancé l’idée ; 10 élèves qui ne se connaissaient pas ou presque ont répondu présents. De même à Darmstadt.
Ce qui les a motivés ? Voyager et comprendre.
Au-delà des mots
« Ce qu’on entend en cours, ce sont des mots, ça n’a pas de véritables réalités, explique Eva. En visitant le château d’Hartheim, le musée de Gusen, et surtout le site du camp de concentration de Mauthausen, tout devient concret, réel, bien plus fort. »
« On a eu la chance, poursuit Tess, de bénéficier, à Mauthausen comme à Hartheim, de véritables visites guidées par des spécialistes. L’émotion est bien plus intense. Les chambres à gaz, les fours crématoires sont là, sous nos yeux ! »
Les 30 000 morts d’Hartheim, les 35 000 morts de Gusen, les 120 000 morts de Mauthausen ont des visages, des noms, des familles. L’effroyable souffrance des uns, la folie meurtrière des autres sont palpables.
Pendant ces visites, traduites par Julie Mathieu, les lycéens posent des questions, beaucoup de questions. Ils veulent tout savoir.
« On dit que nous les jeunes, on est une véritable catastrophe, qu’on n’a pas de valeurs et qu’on passe nos vies sur nos smartphones. Ce n’est pas vrai ! s’insurge Alban. La preuve, on est là ! »
Et pour être là, ils étaient là. Concentrés, attentifs, recueillis. Et sans smartphone.
Du passé au futur
« Mauthausen, c’est notre passé, notre présent et notre avenir », résume Tess. Notre passé, car c’est notre histoire ; notre présent, car sans ces résistants nous ne serions pas là ; et notre avenir car nous avons le devoir de ne pas oublier. »
« Comme l’a dit l’ambassadeur de France en Autriche pendant la cérémonie française, poursuit Yoann, nous avons un devoir d’histoire et un travail de mémoire. »
« Nous avons rencontré énormément de monde de toutes les nationalités pendant les commémorations, s’enthousiasme Manon ; des jeunes comme nous, mais aussi des militaires, des étudiants, des professeurs, des responsables de délégations et des ambassadeurs. L’ambassadeur de France, mais aussi ceux du Royaume-Uni, du Canada, de Belgique, du Luxembourg, d’Italie et d’Espagne. Ils nous posaient beaucoup de questions. D’habitude, c’est nous qui posons les questions. Là, c’étaient des personnalités qui voulaient tout connaître de notre projet et de nos motivations, à égalité, sans supériorité. On a valorisé notre travail. C’était extraordinaire. »
Ils sont fiers nos lycéens. Fiers d’avoir chanté, en français et en allemand, le Chant des Marais, qu’on appelle aussi Chant des Déportés, puis la Marseillaise, devant le monument français du camp de Mauthausen. Fiers d’avoir répondu aux questions de nombreuses personnalités. Fiers, pour ceux d’origine belge, espagnole et italienne d’avoir rejoint ensuite les commémorations de leurs pays d’origine. Fiers d’avoir participé à ces cérémonies aux côtés de plusieurs milliers d’autres personnes – dont des centaines de jeunes – venues d’une trentaine de pays différents. Fiers d’avoir été là pour pouvoir témoigner à leur tour.
« C’est important que nous les jeunes, on soit là pour continuer ça. Avec toutes les tensions politiques actuelles, on comprend bien que tout le monde n’a pas appris de l’histoire. Si on efface les preuves, tous ces morts, on va les oublier, parce qu’il y a énormément de monde qui ne sait pas, ou alors vite fait. Certes, on ne pourra pas tous les convaincre de venir, reconnaît Éva. Mais on peut expliquer aux personnes que l’on sent intéressées. On essaiera sans forcer. »
« En tout cas, tous ceux qui se plaignent pour tout et n’importe quoi feraient bien de venir visiter Mauthausen, pour apprendre à relativiser et à être moins superficiels », renchérit Tess.
Côté allemand, Maxim, qui est bilingue, explique que le sujet demeure encore tabou en Allemagne : « C’est nous qui avons fait ça. Ma génération aussi a le devoir de montrer que l’Allemagne a changé, que ça n’arrivera plus jamais dans notre pays. Les Allemands portent encore ce lourd passé, qui empêche une forme de fierté nationale. C’est important la fierté nationale. Notre génération veut la retrouver. Et pour la retrouver, elle ne doit jamais oublier. »
Heureusement, le ton de nos lycéens, français comme allemands, n’a pas toujours été aussi grave. Ils se sont aussi amusés et détendus. Et ont repris leurs smartphones, lors du dernier dîner en Autriche, dans un parc verdoyant de Steyr. Quand, à leur époque, leurs parents auraient chanté tant bien que mal autour d’un feu de camp, nos lycéens, eux, avec l’appui des paroles trouvées sur leurs mobiles, ont entonné spontanément, tous ensemble et sans fausses notes, à la stupeur des adultes, la chanson du film Les Choristes, de Christophe Barratier, sorti en 2004 et au programme des cours de français en Allemagne.
« Sens au cœur de la nuit
L’onde d’espoir
Ardeur de la vie
Sentier de gloire. »
* Lancé au lycée Senghor en 2014, Histoire partagée, mémoires partagées est un projet éducatif à vocation mémorielle. Les différents élèves de Lucien Grillet ont ainsi rencontré des déportés normands, des résistants et des vétérans anglais et américains de la Seconde guerre mondiale ayant participé au Débarquement du 6 juin 1944. En 2017, les élèves ont traduit et publié le livre du vétéran anglais Albert Figg. En 2019, ils ont recueilli, rédigé et publié Les Derniers Témoins (éditions OREP), un opus constitué d’une quinzaine de témoignages, ouvrage que l’on peut trouver à la librairie Gibert-Joseph à Évreux.
Le château d’Hartheim
Le château d’Hartheim, qui était depuis 1898 une institution pour handicapés mentaux et polyhandicapés, a été réquisitionné par les nazis en 1939, à la suite de l’annexion de l’Autriche au IIIe Reich, pour être transformé en institution « d’euthanasie ». Entre 1940 et 1944, y furent assassinées quelque 30 000 personnes classées « indignes de vivre » : des handicapés mentaux et physiques, puis des concentrationnaires de Mauthausen, Gusen, Ravensbrück ou Dachau.
Le camp de concentration de Mauthausen
L’arrivée au pouvoir des national-socialistes fut le signal de la persécution d’adversaires politiques, de communautés marginales et de population juive. Après l’annexion de l’Autriche, le site de Mauthausen fut choisi pour y installer un camp de concentration, en raison de ses carrières de granit. Les premiers prisonniers arrivèrent en août 1938 du camp de Dachau pour construire le camp de Mauthausen. Ils furent privés de leur nom et devinrent des numéros. Leur vie quotidienne fut marquée par la pénurie, la violence et la mort.
Progressivement, des milliers de personnes en provenance de pays occupés furent déportés à Mauthausen et la SS commença à procéder au meurtre de masse systématique de certains groupes de prisonniers. Le travail dans les carrières coûta la vie à beaucoup d’autres.
Si on a pu en identifier 81 000, on estime à 120 000 le nombre de personnes mortes à Mauthausen.
Le camp de concentration de Gusen
Tout comme Mauthausen, le camp de concentration de Gusen, à quelques kilomètres de Mauthausen, fut construit en raison des carrières de granit situées à proximité. Les premiers détenus furent des opposants politiques.
En 1940, Mauthausen/Gusen fut destiné aux détenus « non éducables ». Entre 1939 et 1945, 71 000 personnes, de 27 nationalités différentes, furent internées. Au moins 35 000 personnes y ont trouvé la mort.