Les défunts inhumés dans l’ancien cimetière des indigents de l’hôpital de Navarre, dit « cimetière des Fous », ont retrouvé la paix et la sérénité. Leurs cendres ont été dispersées ce matin dans le très beau cimetière de Navarre lors d’une cérémonie publique particulièrement émouvante.
« Avec cette cérémonie, c’est une page qui se tourne. C’est l’occasion de repenser à ces médecins, patients, infirmiers inhumés non pas dans ce cimetière maladroitement appelé « cimetière des Fous » mais dans ce champ du repos », évoquait, visiblement très ému, le directeur du nouvel hôpital de Navarre, Bruno Hare.
« Une belle réponse aux besoins de modernité »
Situé sur le tracé de la future déviation de la ville, l’ancien cimetière de l’hôpital psychiatrique d’Évreux disparaîtra prochainement sous les remblais.
« Ce puits du souvenir, unique en France, est une belle réponse aux besoins de modernité », commentait le sous-préfet.
D’ailleurs, comme l’État s’y était engagé, les corps non réclamés par les familles et qui n’ont pas fait l’objet d’opérations scientifiques ont été exhumés, incinérés, avant que les cendres ne soient dispersées ce vendredi 8 novembre 2024 dans le puits du Souvenir du très beau cimetière de Navarre, en présence des familles des défunts.
L’émouvant témoignage des familles
« Merci pour cette belle cérémonie »
Renée Viaud, 77 ans, petite-fille de Pierre Viaud, enterré au cimetière de Navarre en mai 1940, était présente à la cérémonie malgré ses difficultés à marcher. « Je suis venue avec ma sœur et mon mari de Loire-Atlantique. En aucun cas, nous n’aurions voulu rater ce moment si important pour nous. C’était une très belle cérémonie et je remercie la municipalité d’avoir fait ça pour notre grand-père. » Et Renée Viaud de nous montrer la photo et le livret militaire de son aïeul.
« Mon grand-père est parti pendant 4 ans à la Première Guerre mondiale. Quand il est rentré, son épouse, enceinte de leur 5e enfant, était en train de mourir, touchée par la grippe espagnole. Elle est décédée peu de temps après, comme ses parents, touchés par la même maladie. Mon grand-père était en état de choc. D’abord hospitalisé à Nantes, il a rejoint l’hôpital psychiatrique de Navarre, comme tous les Poilus qui avaient subi des chocs émotionnels suite à la guerre. C’est un bel hommage que nous lui avons rendu aujourd’hui. »
« Pour nous, ce n’est que le début de l’histoire »
Il y a deux ans encore, Caroline Menestrot pensait que son arrière-grand-mère, Fanny Melik, était morte en déportation comme une grande partie de la famille – juive. « Par miracle, les recherches effectuées en mai 2023 nous ont permis de retrouver sa tombe juste avant la destruction du cimetière et ainsi récupérer la plaque à son nom. »
Il aura fallu un concours de circonstances pour que le fil de son histoire soit remonté et le lieu de sa dernière demeure, l’ancien cimetière des indigents, enfin connu. « Mon père, seul survivant, ne nous avait jamais parlé de cette grand-mère, on ignorait ce qu’elle était devenue. Lors des recherches, nous avons appris que Fanny était arrivée à Évreux en 1939. » Lorsque la famille est partie à Aubusson en 1942, Fanny, alors âgée de 80 ans, était trop âgée pour voyager.
« Elle est alors confiée aux Petites Sœurs des Pauvres. Lorsqu’elle est repérée par les Allemands en 1943, l’aumônier, Gabriel Portier, lui établit un faux certificat de baptême et change l’orthographe de son nom. Elle échappe ainsi aux recherches sur les juifs. »
Suite aux bombardements et au départ des Petites Sœurs des Pauvres, Fanny est placée à l’Asile de Navarre où elle restera jusqu’à sa mort, à l’âge de 96 ans.
Aujourd’hui, la famille de Fanny Melik est en train d’établir un dossier de reconnaissance de Juste parmi les Nations pour les Ébroïciens qui l’ont protégée : la famille Arlaud, sœur Christine, Supérieure des Petites Sœurs des Pauvres, et l’aumônier, Gabriel Portier. « Pour l’instant, le corps de mon arrière-grand-mère est à l’étude dans un laboratoire. Nous espérons pouvoir revenir à Évreux bientôt pour une nouvelle cérémonie en l’honneur de Fanny et de ceux qui lui ont permis d’échapper au camp de concentration. Pour nous, c’est le début de l’histoire. »
La folle histoire du cimetière
Ouvert le 1er août 1866, l’Asile d’Aliénés a été construit sur les terres de l’ancien domaine de Navarre ayant appartenu aux ducs de Bouillon puis à l’impératrice Joséphine. C’était l’un des établissements les plus modernes de France à son ouverture. Conçu par l’architecte diocésain Étienne Bourguignon, il fonctionnait presque en autarcie, au point de posséder son propre cimetière. Il faut attendre 1927 pour que la municipalité d’Évreux décide de la création d’un cimetière pour le quartier de Navarre, qui ouvre en 1931.
Un champ de repos derrière l’hôpital.
En 1865, une épidémie de choléra frappe toute la France. En 1866, à la demande du premier médecin directeur de l’asile, le Docteur Alphonse Védie, pour limiter la circulation des corps contaminés dans Évreux, le Préfet Janvier de la Motte autorise l’asile d’aliénés de Navarre à établir un champ du repos dans le bois situé derrière l’hôpital. Ce cimetière, une parcelle rectangulaire de 2 700 m² entourée d’un mur de briques et de moellons, comprend une loge de gardien à l’entrée, un calvaire au milieu des 522 tombes recensées, et une petite bâtisse dans le coin nord abritant les restes d’un four crématoire.
Les dernières inhumations en 1976.
Bien après la fin des épidémies de choléra, le cimetière reste en activité. Outre les tombes des patients, on y trouve celles de membres du personnel hospitalier, de religieuses, d’un médecin, et d’un soldat mort pour la France. On estime à plus de 1 700 le nombre de personnes inhumées dans le cimetière dit « cimetière des Fous », bien que beaucoup aient été crématisées puis enterrées de nouveau dans la fosse commune. Les inhumations deviennent de plus en plus rares, et les dernières ont lieu en 1976.
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En 2010, l’hôpital de Navarre a cédé le terrain du cimetière à l’État français, qui a alors décidé de le désacraliser. Cette cession fait alors partie du projet de déviation sud-ouest d’Évreux, prévoyant que le cimetière soit recouvert par la voie routière. Afin de préserver la mémoire des défunts, l’État, la ville d’Évreux, des associations et l’Hôpital de Navarre se sont mobilisés. Des fouilles uniques en France ont été pilotées en 2024 par la DRAC qui a dépêché une équipe d’une dizaine d’archéologues du bureau d’études archéologiques EVEHA. Les études se poursuivent aujourd’hui en laboratoire et permettront d’accumuler des connaissances scientifiques sur les rites funéraires au XIXe siècle ou dans les hôpitaux psychiatriques, ainsi que sur les maladies, les virus et les épidémies.